ALEXANDRE LENOIR
Magneto - octobre 2019

Alexandre Lenoir - © Yegan Mazandrani

26 septembre 2019, 16:45
Anthony (France)


Yegan : Test 1, 2, OK. Bonjour. Dis bonjour…

Alexandre : Bonjour… (rires)


Parfait, le magnéto fonctionne. Alors, Alexandre, comment tu décrirais ton travail ?

C’est un peu difficile de le décrire parce que tu vois, j’ai une volonté un peu totale. Quand je le décris à quelqu’un je dis que je fais de la peinture figurative. Je simplifie. Quand je dis je simplifie, c’est que je n’essentialise pas. J’ai du mal à essentialiser parce que je ne sais pas ce que mon travail donne, s’il touche et comment il touche. Moi ce que je sais c’est la manière dont je le fais.

Quand je décris à quelqu’un, en simplifiant je dis que je fais de la peinture figurative et que je représente des scènes, des gens, des entités – des gens, dans des paysages, des scènes, et je travaille la matière de la toile en fonction du sujet.

Alexandre Lenoir - © Yegan Mazandarani

Donc quand tu décris ton boulot, tu ne mets pas du tout en avant la technique ?

Non. Mon but n’est pas d’achever un truc fondamentalement matériel. Ce qui va être intéressant c’est ce que ça va provoquer dans le regard de l’autre. Tu vois, je ne suis pas très à l’aise avec ces questions-là, parce que ça fait très longtemps que je n’ai pas montré mon travail et que je n’ai pas donné à voir ce que je faisais et que finalement je n’ai pas vu mon travail s’accomplir - ou pas - dans les yeux des autres. Mais a priori ce qui me touche c’est peut-être l’énergie que je mets à faire la toile, et voir à quel point elle est transformée, quand la toile est au contact d’une personne autre.

Je pense que le fait de faire de la peinture c’est une manière de toucher un petit peu cette volonté d’absolue que j’ai qui est lié à ma personnalité, et de créer quelque chose autour duquel on puisse tourner, qui crée des émotions, des rêves, des peurs, de l’indifférence même. Ça crée une énergie spirituelle même.




Donc tu cherches à produire quelque chose de spirituel, d’intellectuel dans ton travail ?

J’espère. Mais c’est pas du tout ce que je me dis quand je m’apprête à faire une toile. Tu vois quand je m’apprête à faire cette toile-là, c’est une photo de vacances, un truc hyper léger, je pense que j’ai pas dérogé à cette règle-là depuis que j’ai commencé la peinture. Des sujets finalement que je prends comme ça, assez légers, qui peuvent paraître anecdotiques. Quelque chose qui passe comme ça mais qui a pour moi un impact esthétique et quelque chose où je sens que j’ai de l’énergie à vouloir faire cette photo, du moins pas la faire exactement comme elle est mais du moins à être un peu l’architecte d’une chose que je veux dire dans la peinture. Après ce que je veux dire, ce sont des questions liées à mon corps, à ce que j’ai vécu.

On peut se demander s’il y a quelque chose d’intellectuel derrière ça… Moi je crois beaucoup au fait que, l’artiste, du moins le peintre, a besoin un peu d’être bête. Je crois à ça et j’ai besoin de croire ça.

Alexandre Lenoir - © Yegan Mazandarani
Alexandre Lenoir - © Yegan Mazandarani


Bête dans quel sens ?

C’est un peu une provocation quand je dis ça. Il faut que le peintre ait conscience que le travail de peinture le dépasse, un petit peu, et que conscientiser absolument tout de manière très aiguë, et savoir en parler, et que ça ait un sens absolument génial, c’est assez réducteur pour le travail de peinture qui est bien au-delà de ça. Je ne peux pas conscientiser et être sûr et absolument certain de ce résultat qui va mener à ça.

Je me surprends à ne pas du tout intellectualiser ce que je fais et au contraire, d’oser me faire confiance. C’est très difficile de créer quelque chose et de se dire que ça a de la valeur. Oser le faire, oser avoir confiance en soi, pour moi c’est déjà énorme. Tu me poserais la question ‘pourquoi tu peins des photos de vacances, pourquoi tu fais ça’, c’est vraiment une question qui me hante...


… C’était la question 5 (rires)

Et c’est tellement bête, puisque c’est tellement ressenti. J’ai confiance un peu en ce que je veux faire, c’est là, mais je suis incapable de le dire – en étant sincère. Je ne sais pas pourquoi, mais je pense que j’avance vers savoir pourquoi. Ce n’est pas comme-ci je ne cherchais pas. A Casablanca j’ai été jusqu’à représenter la lumière du vidéoprojecteur, représenter l’atelier en lui-même, faire une série de toile sur le « faire » donc c’est vraiment comme-ci j’avais envie de prendre du recul par rapport à mes sujets. Encore une fois là où tu cherches des réponses, et bah tu as des questions, et là où tu ne te posais pas de questions tu as des éléments de réponse… (rires). Tu vois c’est assez bizarre, ces toiles-là elles m’ont montré plein d’autres choses autre que les réponses aux questions que je me posais en les faisant.

Tes toiles figurent toutes des scènes que tu as vécues, ou avec lesquelles tu es lié. Est-ce quelque chose d’important pour toi ?

Oui, je pense que c’est important. Ce qui me touche, c’est le lien que le « tout seul » peut avoir avec le « tout monde ». Le lien entre l’individu et le monde. Finalement les scènes, bien que ce soit des scènes que j’ai vécues ce sont des scènes que tout le monde aurait pu vivre. Quand j’ai commencé la peinture ce qui m’intéressait c’était que les gens puissent s’identifier au travail, et finalement s’identifier à des sujets, à des personnes qui sont en transparence, qui sont invisibles, et finalement plus on s’approche de la toile plus on se rend compte de la matière de la toile, c’est-à-dire les personnages généralement sont faits en réserve donc tu t’aperçois un peu de la matière de la toile par la non-matière du sujet.

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Tu parles peinture figurative et beaucoup de « réel », et pourtant quand on regarde tes toiles il y a quelque chose d’assez fantomatique, un quelque chose qui donne cette impression de ne pas être dans le réel. Pourquoi du coup, d’où est-ce que ça vient ?

Ça vient de la manière de faire venir la peinture. Ce n’est pas une photo que je vais représenter, et ce n’est pas non plus le moment que j’ai vécu, le moment que j’ai vécu il est passé. Ce que je vais représenter c’est plutôt un autre moment, je vais représenter le moment où les gens regardent la toile. C’est ça qui va être important. Le lien entre le réel qu’on connaît, et un élément qui va te surélever, t’élever, par l’existence de ce personnage, de cette végétation, de ce cimetière ou de je ne sais quoi.

Ce n’est pas un sujet que je vais représenter, ce n’est pas une scène, moi ce qui va m’intéresser c’est de représenter le moment où ils sont devant la toile et où l’échelle colle avec l’échelle du réel, et où les gens ont l’impression d’avoir une toile figurative et où en fait il y a parfois beaucoup d’abstraction : ça traite de lumière mais en fait ça traite de matière, ça traite de matière mais en fait ça traite de lumière, les gens ont besoin de regarder plus longtemps pour que l’image se révèle à eux ; parfois ils vont voir quelque chose et après ils ne le voient plus.

Mais ce qui va être vraiment intéressant, c’est le moment où ils regardent la toile et où finalement, je pense que ça accomplit le travail. Je pense qu’il y a un délire un peu empathique qui est très important, dans le rapport à la peinture. N’est pas représentée une scène figurative avec des personnages - et là ça rejoint un peu l’idée que j’avais tout à l’heure qui est une idée d’énergie qui passe par la peinture, entre moi qui la fait et les gens qui la regardent, et ce moment de suspension de 4 secondes où les personnages ne bougent pas. Les gens ne bougent pas, la toile elle est là elle ne bouge pas, il y a quelque chose qui se passe tu vois, l’échelle est la même, les gens se disent « c’est hyper réaliste, c’est hyper réel » et en même temps « c’est pas du tout réaliste », parce que c’est très matière. Là il y a un truc qui m’intéresse beaucoup, les quatre secondes qui se passent à ce moment-là. C’est la toile, c’est ça qui m’intéresse je crois, quand il y a une vraie transformation : le passage d’un état à un autre. Pour moi les toiles que je n’ai pas montrées n’ont aucune valeur. Si, une valeur physique, ou parce que j’ai passé du temps dessus, ou parce que je suis un peu attaché à elles, mais le moment qui a vraiment de la valeur c’est le moment où tu donnes la toile et que tu vois si c’est une œuvre ou pas, si ça transcende, s’il y a une élévation, s’il y a ce moment qui figure quelque chose.

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Alexandre Lenoir - © Yegan Mazandarani

Est-ce que c’est pas une fatalité de ne pouvoir faire vivre tes toiles qu’à travers le regard de l’autre, et de ne pas pouvoir faire vivre une toile par toi-même, ou en elle-même, qu’elle contienne son sens, son intention inscrite en elle-même, sans passer par le regard d’un autre qui va la ‘déclencher’ ? Si tu étais seul, toute ta vie, sur une île, tu continuerais de peindre ?

Mais là je suis seul ! Quand j’ai quitté les Beaux-Arts je voulais aller vers ça, je me disais que ça n’avait pas vraiment de sens d’enchaîner les expos. Je suis parti au Maroc pour être seul, j’ai eu ce projet d’expo où je me suis un peu laissé embarqué, et je remarque qu’avec du recul ce que je cherchais c’était cette solitude, et aujourd’hui je suis vraiment dedans. Je suis dans mon atelier, j’ai mon truc, mon petit train de vie, ce qui m’intéresse c’est de gagner un peu d’argent pour continuer à peindre, et je peins, je m’arrête plus. Et les gens le voient, les gens voient pas, elle est là la toile, et tu vois celle-ci elle va aller au stockage. Et après ce qui va m’intéresser, c’est toute la sincérité que j’ai quand je suis dans l’atelier et que je fais vraiment quelque chose avec mon cœur, qui passe par une toile. Et je crois que les gens le voient. Je ne parle pas d’un monde de l’art qui va valider, ça c’est bien pour l’égo, mais je pense qu’il faut tuer l’égo pour être un bon artiste, pour travailler avec paix.


Tu penses ?

Ça fait beaucoup de mal l’égo.


Pourquoi ça fait beaucoup de mal, quand il est déçu ?

L’égo humain, c’est des promesses de la Terre, des promesses du monde. Je n’ai pas envie de vivre avec ces promesses-là qui me hantent, ces promesses de succès, pour me faire gonfler, me faire me sentir moi, ayant de la valeur. J’ai envie de pouvoir ressentir cette valeur avec des choses plus simples. Quand je dis plus simple, disons plus saines, j’ai envie d’espérer pour moi. Un amour avec quelqu’un, la sensation de satisfaction d’avoir bien travaillé dans la journée, le fait de s’entretenir et de manger des choses qui font du bien à notre corps et de s’amuser avec ses amis, extérioriser, faire entrer des choses et les faire sortir. L’égo à ce niveau-là : tu vois ça fait du bien de se sentir être, pas parce que tu fais forcément mais par ce que tu es ; et de ce que tu es découle ce que tu vas faire, mais qui est plus inspiré car il est basé sur la personne et l’état. 

En même temps la toile en elle-même c’est vraiment un être, c’est un état matériel et fondamentalement absolu qui est là et qui va exister. Le peintre quand il est dans son atelier il est bien obligé de travailler à cet être là. Et pourtant personnellement quand je me prends la tête sur cette nécessité de sens pour créer cet être là, ça me dépasse à chaque fois, parce que je me mets des règles, et finalement il n’y a pas forcément de règles en peintures.

Franchement il n’y a pas de règles en peinture.

J’ai essayé de savoir s’il y avait des règles en peinture ça je te le promets (rires), puisque pour le coup quand je suis allé au Maroc je me suis dit : « là je vais faire des toiles nocturnes, je vais travailler la lumière », et les toiles de Paris c’était plutôt la réalité de l’élément, j’avais des discours qui étaient très carrés sur lesquels je me mettais comme ça bien ancré dans mes baskets et j’avançais en me disant « la peinture c’est ça », et en fait je crois que c’est pas trop ça. Après ce que j’ai vécu je me suis dit on va pas mettre la peinture dans des cases, ça c’est les autres qui vont s’en occuper, moi c’est pas mon travail. Moi mon travail c’est juste de peindre, de peindre, de peindre, et de me dire que je suis à ma place. Je peins, je peins je peins, (rires), je fais des grandes toiles, je fais des petites toiles, je fais des toiles avec de la végétation, je fais des toiles sans végétation, j’ai mon truc, mes petits objectifs auxquels je crois. Attention quand je dis « petits », je les minimise pas, j’y crois à fond, j’y vais à fond ; important, une démarche de sincérité, de pouvoir tout donner et donner tout son être, tout son amour et toute son humanité dans le travail d’atelier, dans le travail de peinture. J’existe comme ça.

Alexandre Lenoir - © Yegan Mazandarani

Je pense à l’expérience intéressante du Lavoir où nous étions ensemble, de travailler au milieu d’un espace où tout le monde pouvait t’observer, voir participer à la création de la toile…

Oui c’était intéressant oui, et ça modifie la technique d’une certaine manière. Tu vois j’ai jamais autant utilisé de scotch que quand j’étais au Lavoir, ça me permettait de me cacher un petit peu.

Le scotch les gens ont l’impression que c’est une grosse prise de risque parce que je ne vois pas ce que je fais, mais pour moi c’est beaucoup plus facile que de peindre avec mon cœur devant tout le monde. Mais j’ai envie de me permettre de le faire, parce que mon but, ce que j’ai décidé de faire pour moi dans la vie c’est de peindre, de pas faire forcément de concession sur le reste, de peindre tout le temps et que, après, les gens regardent ou regardent pas, d’essayer d’être plus proche de mon but, de ma mission – enfin une mission, personne me la donnée, c’est moi qui me la suis donné tout seul (rires).

Je l’ai jamais dit trop, ce que je te dis…

…Ah c’est exclusive ? (rires)

Yes, exclusive, exclusive shit. Non mais, ce que je veux dire, comme j’ai pas l’occasion de beaucoup parler de mon travail, ça fait longtemps que je n’y ai pas réfléchi. Et bah ce que je sors là ce sont vraiment des intuitions.

Alexandre Lenoir - © Yegan Mazandarani

J’ai une autre question. Comment résumerais-tu ta jeune carrière de peintre ? Parce que tu as un parcours assez particulier…

La découverte de la peinture, déjà, j’avais 18 ans. J’avais jamais touché à la peinture avant, je faisais des trucs totalement différents de ce que je fais maintenant. Pourtant, d’une certaine manière, ça avait une sorte de “écho”, dans le cadre dans lequel j’étais, qui était une prépa.

Ensuite il y a eu les Beaux-Arts. Je ne dirais pas que les Beaux-Arts était un apprentissage de la peinture, je dirais plutôt que c’était un apprentissage d’être avec les autres, de s’accepter en tant que peintre ou pas. Et donc là je pense que j’ai mûri et que je me suis beaucoup protégé. J’ai créé des peintures et des techniques qui m’ont protégé du monde que je trouvais agressif. Les Beaux-Arts c’était la jungle et je m’en un peu suis protégé. Je me suis toujours méfié de la facilité depuis que j’ai découvert la peinture. Que ce soit la facilité de se mettre dans l’atelier de peinture à l’école et de peindre avec les autres. Non, je voulais peindre chez moi, parce que je trouvais que la vie étudiante des Beaux-Arts était un vrai leurre. Ça déplaçait les vraies recherches de la peinture et d’être peintre qui étaient des questions qui ne pouvaient pas être résolues aux Beaux-Arts, quand j’y étais.

C’est justement un peu l’école de la mondanité…

C’est vraiment plus l’école de ça, plutôt que l’école de la peinture, de la sculpture ou de quoique ce soit d’autre. On te donne des cours de technique etc. mais au moins c’est une école qui comprend ça. Qui sait que les étudiants vont y chercher leur manière à eux de s’épanouir dans l’école. Et c’est ce que j’y ai fait. Je n’y étais pas et c’est ce qui m’a épanoui d’une certaine manière. J’ai expérimenté la peinture au contact des choses qui l'accompagnaient. D’abord tout seul, puis avec un colocataire, puis avec beaucoup de gens, et ensuite avec des assistants lorsque j’étais au Maroc.

La peinture que j’ai pu faire était très conditionnée par la manière dont j’avais d’organiser mon monde et moi autour d’elle. Je peignais beaucoup plus avec ce que j’étais et ce que je vivais plus que par une sorte de technique, qui serait générique. J’utilisais le changement d’espace pour faire peindre. Et je pense que j’étais arrivé à une sorte de point de rupture avec le Maroc. C’était vraiment une règle absolue que je cherchais et en finalement il n’y a pas de règle absolue. Je pense que d’une certaine manière cette période a été ma découverte de la peinture.

Ensuite la recherche de sens, et finalement derrière ça la quête de soi-même. La recherche de sens de manière très poussée au Maroc, qui finalement m’a permis de me trouver. Et que ce que j’avais le plus taffé, c’était ce que j’étais, m’accepter surtout. Je prends du temps à m’accepter comme je suis, mes faiblesses, mes points positifs, j’ai du mal à les accepter. Et je pense que le Maroc c’était tellement une claque, à plusieurs niveaux, qu’au moins j’ai pu apprendre à me connaître. Et plus je m’accepte, plus je suis heureux, plus je suis bien avec ce que je fais, et ça ne fait pas forcément des meilleures toiles, ça fait pas forcément des toiles extras, c’est ça qui est dingue ! Tu passes par des phases persos qui sont intenses, bizarres, et plurielles, et finalement le travail : une bonne toile, ou une mauvaise toile. Parfois tu donnes ton cœur, la toile elle est naze, elle ne touche pas. Parfois t’en as un peu rien à foutre, et il se passe un truc.

Franchement au Maroc, je suis parti en quête d’un absolu, d’une règle immuable. J’étais même presque prêt à faire une école de peinture avec une vision picturale, et c’était ce que j’avais commencé avec les gars qui apprenaient, malgré eux. Je poussais le bouchon un peu loin parce que je peignais plus les toiles, tellement je me disais que c’est un dispositif, c’est un monde, c’est mon monde, que je vais imposer au monde. C’est ma vision de la peinture. Et en fait tout s’écroule à la fin.

Alexandre Lenoir - © Yegan Mazandarani

Est-ce que tu peux décrire le cheminement du mec qui commence la peinture à 18 ans, et qui a 25 ans se retrouve à Casa à vouloir monter son école de peinture ? Qu’est-ce qui t’a donné cette assurance ?

Je pense que ce qui m’a donné cette assurance c’est le fait d’avoir confronté mon travail aux yeux des autres. D’une certaine manière, en voyant l’effet que ça produisait, c’était uniquement à ce moment-là que je me rendais compte de sa force ou de sa puissance, et mon assurance en découlait. Sauf que maintenant je ne veux plus que mon assurance découle de quelque chose comme ça. Je veux que mon assurance découle de ce que je suis. De comment j’ai décidé de construire ma vie, d’avancer avec mes journées, mon rapport à l’atelier etc. Je ne veux plus que ce soit quelque chose de l’ordre de l’égo extérieur… Qui peut te faire courir après le mauvais lapin. 

Cette expression n’existe pas … (rires)

(rires) C’est une putain de bonne expression, superbe…

… Je crois que la vraie expression c’est « on ne peut pas courir plusieurs lapins à la fois » …


Franchement je sais pas du tout… Mais je pense qu’on peut la garder.

Yes.


OK. Parlons de tes deux premières ventes. Dans quelle mesure ces deux ventes que tu as faites ont été importantes ? Dans le sens « bénéfiques », ou « destructrices » ?

Je pense que j’ai vachement basé ma qualité et ma considération personnelle sur ces choses qui étaient extérieures et qui n’étaient pas forcément importantes. Notamment quand j’ai vendu ma première toile.

(silence)

En même temps quand je repense à ça j’essaye d’avoir un peu de recul, mais en fait ça m’a fait croire que la réalité que je vivais était tout à fait normale. (rires)

Ce qui n’est pas vrai, c’est pas tout à fait normal. Mais je ne voulais pas m’en rendre compte, donc j’ai fait en sorte que tout ce que je faisais après avec cet argent soit dans cette optique, vue de l’extérieur un peu irrationnel, un peu fou. Tout pour la peinture, un peu démesuré, et puis finalement j’en oubliais la peinture. C’était assez ambigüe parce que le lien entre le sincère, un peu le m’as-tu-vu, un peu de folie, et en même temps la volonté totale de faire de la peinture et de faire de l’innovation dans la peinture, toutes ces choses étaient tellement entremêlées… Parce qu’en même temps il y a eu des choses tellement positives : savoir déléguer mon travail, savoir ce que ça me faisait, savoir les toiles que ça faisait, de comment je le déléguais, de comment je prenais ma place dans ça. Ce sont des choses qui sont inestimables, le fait même d’avoir voulu faire une entreprise avec ça. D’avoir expérimenté, et d’avoir même fait ouvrir des yeux à des gars qui connaissaient pas la peinture : tu vois les gars qui travaillaient avec moi ils ont passé une expérience unique. Ce sont des choses très positives, j’y repense et ça me fait plaisir. Ça c’est bien. 

Pour être sincère, maintenant j’ai beaucoup de mal à valoriser mon travail. Finalement je suis dans quelque chose de tranquille où je veux seulement faire de la peinture, donner mon cœur et faire des choses sincères et les faire bien. 

Tu t’es détaché du reste en quelque sorte ?

Ouai voilà, je crois que c’est ça.

Alexandre Lenoir - © Yegan Mazandarani

Bon. Tu as en ce moment une réflexion intéressante sur la valeur de tes toiles, mais imaginons : demain ou dans 10 ans, tu rencontres le succès, tout se passe très bien. La valeur de tes toiles pourrait finalement aller encore plus haut, ça pourrait être exponentiel. Est-ce que, à tes yeux, et dans ce cas-là ça te semblerait toujours juste ? Ou est-ce qu’il y a une autre voie ?

Je comprends, je vois ta question, c’est intéressant. Ecoute, en ce moment, je suis en train de me détacher de tout ce qui n’est pas peinture. Tout ce qui est peinture, je le garde pour moi. Travail de peinture, travail artistique. Toutes les questions que je m’étais posées avant, concernant la manière de prendre les toiles en photo, le Google Street View, l’atelier, et les gens qui travaillent avec moi qui font aussi parti du process de peinture, et ça s’étendait comme ça. Je me disais que le prix et vendre une toile ça aussi ça fait partie de la peinture, « c’est ça aussi peindre », c’est-à-dire que quand tu vends, la personne elle achète plutôt un bout de ta vie que la toile d’un jeune artiste. J’ai testé ce truc-là, et en fait ça tue, car ça revient à mettre une valeur arbitraire sur quelque chose qui relève de la valeur personnelle. Donc c’est une valeur linéaire, alors que le monde de l’art ne fonctionne pas comme ça. Le monde de l’art fonctionne avec des valeurs relatives.

Donc c’est pour ça qu’en ce moment je veux être détaché, détacher ça de mon travail, parce que ce n’est rien de bon. Moi je veux juste travailler sur la peinture. Mon travail, c’est de travailler sur des images, de représenter des sortes d’énergies, des choses que je veux faire ressentir. C’est pour ça que je veux changer, et là je suis en train de faire une transition.


Mais du coup tu n’as pas répondu à la question ! 

Je n’ai pas répondu à la question, et j’y viens. A un moment si je donne comme ça, les toiles vont valoir, j’en sais rien, un prix donné, bon. Et ça va valoir ça… (accent marocain), et je vais continuer à travailler…

Tu parles comme un marocain… (rires)

(rires) Oui je parle comme un marocain…


Au moment où il parle de vendre ses toiles, « et ça va valoir ça, tu prends, tu prends pas… »

Ouai… (rires) Tu vois c’est quand je suis fatigué, il y a l’accent qui revient, j’ai pas pris la pilule. 

J’ai cherché à un moment donné une autre voie, mais finalement je me suis trouvé tout seul, ce qui me stimule c’est d’être au contact des autres. Moi j’ai envie de tout faire dans la peinture, j’ai tout intérêt à travailler et à donner mon cœur dedans. Les autres sont inclus. Donc ils peuvent donner la valeur, ils peuvent écrire, ils peuvent dire « c’est bien, c’est pas bien », moi dans tous les cas je continuerai à peindre, qu’importe ce qu’il se passe. Et du coup, qu’importe ce qu’il se passe, il peut se passer que toute ma vie je vende des toiles ou aucune, je sais pas, mais dans tous les cas ça ne m’appartient pas, ce n’est pas de mon ressort, ce n’est pas mon truc. En tout cas, à partir du moment où je suis rentré par cette porte-là, je ne peux plus faire demi-tour, je n’ai plus de maîtrise sur ça. Et c’est dur pour moi, parce que je suis dans cette transition. 

Voilà j’ai été long. 

Alexandre Lenoir - © Yegan Mazandarani

Non ne t’inquiète pas. Bon dernière question. J’ai oublié de te la poser toute à l’heure mais j’aimerais bien que tu t’exprimes là-dessus. Tu colles chaque jour des petits bouts de scotch sur tes toiles, du matin au soir sans t’arrêter : je peux en attester je t’ai vu chaque jour pendant 1 an depuis mon bureau au Lavoir, tu étais en face de moi. Dans quelle mesure la répétition d’un geste, ou même la répétition de manière générale, a une importance dans ton travail ? 

Bah ça dépend, ça a une importance à plusieurs niveaux. Ça a une importance pour moi, pour sentir que je travaille tous les jours : une importance juste culturelle. De mon rapport de travail, et de ce que ma famille m’a légué, comme notion de valeur, la valeur du travail que tu fais tous les jours. Ça a aussi une importance pour la toile, d’équilibre avec un geste plus senti, et de don. C’est pas un don de technique, c’est plutôt un don de la personne. 

C’est une technique qui est tellement contraignante, que quand tu dépasses le contraignant, ça devient jouissif. Ça devient comme une autoroute de plaisir où tu fais juste un même geste et que tu as un objectif. Ce n’est même pas aboutir qui est important, c’est juste l’objectif. C’est-à-dire que j’ai plus l’impression d’être là plus j’ai l’impression de m’élever, tu vois ? Tellement, que je ne me rends pas compte que je suis en train de peindre. D’une certaine manière c’est ce qui m’intéresse, je peins toujours de manière détournée, jamais directement avec le pinceau. J’ai pas forcément envie de mettre du rouge ou du jaune sur ma toile. J’ai plus envie de donner, de laisser passer quelque chose, et de couper. Et de laisser passer, et de couper. Et ensuite, de donner, en un seul geste. Mais pour donner un seul geste, c’est énorme. C’est beaucoup, beaucoup de travail d’accepter de donner un seul geste et de le laisser comme ça. C’est beaucoup plus de travail que de faire mille gestes. 

Il y a un truc d’un peu spirituel, un truc de moine. Qui fait sans arrêt les mêmes choses, qui fait quelque chose qui est pas forcément valorisant pour lui. Finalement ce geste c’est pas une expression pure, et pourtant c’est quelque chose qui me ressemble quand même, parce que je l’ai créé.


… Pas comme l’autre américain qui peint avec sa bite.

Exactement, c’est ça. (rires)


Sur ces belles paroles, je te dis merci. Il me manque une ou deux photos, avec le rétro. On fait ça et on bouge ? 

Yes allez. (magnéto off)



26 septembre 2019, 18:54
Anthony (France)